Revoir la vidéo en replay ICI 19/20 - Pays Catalan Émission du jeudi 12 décembre 2024 sur france 3 Languedoc-Roussillon, émission du 12-12-2024. L'intégrale du programme sur france.tv
"Les arts en région abritent parfois des expositions très singulières hors des grouillements esthétiques en tous genres qui s’activent dans les capitales. L’Espace des Arts du Boulou dans les Pyrénées Orientales accueille, jusqu’au 19 décembre, l’exposition TU. Temps des flors d’Esteve Sabench, dont l’œuvre est en majeure partie consacré à la mémoire.
Après avoir été en poste au Musée d’art moderne de Céret, Esteve Sabench, fervent militant de la langue catalane habitué à côtoyer le meilleur de ce qu’il y a à voir de la peinture contemporaine, s’attache désormais uniquement à créer. Dans la nouvelle exposition de l’Espace des Arts du Boulou, il dévoile diverses approches de sa sensibilité : non pas un déversement subjectif fondé sur l’exclusive de sa personnalité, mais un travail adressé au public comme un état de sensibilité posté dans l’immense boîte à regards. Soumise à l’appréciation générale plutôt qu’à soi-même, l’expression de la souffrance revêt des attributs esthétiques audacieux. En effet, l’artiste a inclus dans sa pratique artistique les représentations d’un drame vécu il y a une vingtaine d’années, la perte d’un enfant, tué dans un accident de la circulation.
Intitulée TU, l’exposition relève d’une part de la référence familière à la personne proche tutoyée mais aussi au participe passé du verbe « taire ». Le proche, s’étant définitivement tu, réapparaît sous des formes solennellement disertes contenues dans la luxuriance des compositions au sol, au mur, dans des boîtes, le tout essentiellement composé de fleurs ramassées dans les containers des cimetières, lorsqu’elles-mêmes se sont détachées de leurs tombes.
De ce drame sans retour et sans réparation, l’artiste ne peut faire autrement qu’en exhumer les souffrances continues en les sublimant littéralement sur le plan plastique. Aussi lorsqu’on entre dans cet espace d’exposition précédemment consacré aux œuvres du grand Claude Viallat, le contraste est grand et nous sommes frappés par un luxe esthétique et douloureux à la fois. Une sorte de claque nous est donnée, tant l’authenticité est forte, le message clair et la beauté insupportable.
L’entrée est édifiante, un socle de fleurs rectangulaire est privé d’une forme en réserve aux contours humains, contre-forme qui est placardée sur le mur, constituée entièrement de fleurs, comme l’image exacte du corps fixée en l’air, en plein choc. L’œuvre concentre deux forces contradictoires de violence et de douceur, provoquant un malaise instantané, une contribution implicite du spectateur, tétanisé par l’impact. Sabench réussit une mobilisation de l’attention sur deux points celui plus psychologique de l’impossible deuil, de la douleur savamment masquée, et celui d’un choix esthétique consistant à traiter le sujet à l’aide de résidus (des fleurs perdues) avec le même soin attentif qu’un fleuriste, portant cette exécution au rang d’une dédicace pleine d’amour.
De ce paradoxe, et au-delà de l’émotion que l’artiste donne à partager, on ne peut s’empêcher d’évoquer les rites funéraires ancestraux lorsque les célébrations vont aussi bien de l’édification de tombeaux monumentaux (comme chez les Toraja dans l’île indonésienne de Sulawesi, où les morts sont quasiment incrustés dans des cavités montagneuses face au soleil, à la vue de tous), qu’aux hommages rendus aux morts par des sociétés tribales avec d’humbles objets d’écorce battue, de dents de cochon, plumes (comme en Nouvelle-Guinée), mais tout aussi lourds de charges symboliques. Ici, le brut et le raffiné s’entrecroisent, la brutalité crue de la mort s’allie à l’invention de toutes sortes de détournements pour éloigner l’envahissante réalité. Le passage d’une technique à l’autre, le raffinement de grands dessins minutieux montrant pétale après pétale, informent sur un temps de méditation. Il s’en dégage une mise à distance, progressive, un souffle cadencé par les pièces de bois flotté et les éléments de terre ou de bois qui se dressent comme la structure résiduelle et recomposable du corps.
Cette exposition se distingue des précédentes, Tu es et Sol i de dol de 2006 en ce sens que bien qu’empreintes d’un incontournable chagrin, les précédentes s’inscrivaient dans la restitution des traces de l’accident, de repérages cartographiés, métaphorisés principalement par des installations comme cela avait été le cas pour Tu es au Musée de Céret. Mais il y a aussi quelques appartenances à des esthétiques relevant de l’Arte Povera, telles qu’elles existent chez Alighiero Boetti ou Michelangelo Pistoletto, ou dans certaines œuvres des Nouveaux Réalistes. En ce sens, le sous-titre de l’exposition nous éclaire, Temps de flors. Le temps des fleurs. Il incarne peut-être finalement la célébration, le contraire de l’oubli, l’actualisation d’une place fixe, sise éternellement au creux d’une plaie couverte de fleurs, de photographies, de dessins à l’encre ou d’étranges vanités, à l’image de gargouilles dont le souvenir n’est que l’eau qui coule. Un grand portrait exagérément et volontairement pixellisé rappelle une fois encore le visage du fils, mais en rendant impossible la reconnaissance immédiate des traits, il en diffère et éteint ainsi un effet qui se serait voulu spectaculaire. Les dessins extrêmement fins n’ont rien d’une précision froide, tout au contraire, ils évoquent une forme d’ironie narquoise, au regard du savoir su et insu.
La tranquillité, qui émane de cette exposition dans son ensemble, rappelle la nécessité d’un chemin de conjuration. Le jeu d’aller-retour entre la sensation de fraîcheur apportée par les fleurs de plastique coloré et celle de finitude portée par les fleurs fanées collées sur certaines pièces ravaude la relation entre passé et présent. Bien sûr Esteve Sabench appartient à cette catégorie d’artistes qui ont apprivoisé le deuil comme ont pu le démontrer Magdalena Abakanowicz ou Louise Bourgeois, mais si l’écart entre leurs trajets professionnels est important, ce qui les réunit ici est le dépassement de la perte, et une bouleversante humanité au moyen de l’art".
Cette grande exposition est le troisième volet d’une série mémorielle commencée avec« Tu es »en 2006 et« Records de Vida »en 2022. Ce travail, autour de la mort de son fils Sébastien en 2002, s’est développé sur un laps de temps de 18 ans. Il oscille de l’hommage personnel et intime de la perte d’un enfant à un hommage général qui place le spectateur face à sa propre histoire et aux êtres chers disparus.
Pour« Temps de Flors », l’artiste a travaillé avec des fleurs recueillies dans les poubelles des cimetières de toute la Catalogne du Nord. Ce sont des fleurs naturelles ou artificielles. Toutes sont des témoignages d’amour qui ont accompagné la perte d’un être cher, et qui ont dit, pour un temps éphémère pour les fleurs naturelles ou avec un sentiment de permanence pour les fleurs en plastique, l’amour ou l’amitié d’une personne pour une autre. Le temps a porté les souvenirs endommagés à la poubelle.
« Temps de Flors »est à voir jusqu’au 19 décembre inclus à l’espace des arts rue des écoles au Boulou. Entrée libre du mardi au samedi inclus, de 9h à 12h et de 14h à 18h. Tél. : 04 68 83 36 32
Esteve Sabench vit à Céret, il a travaillé au musée d'Art Moderne, conjointement avec mme Joséphine Matamoros, Conservatrice en chef honoraire du Patrimoine des musées de Céret et de Collioure.
L'exposition « Temps de flors » fait écho à celles qui lui ont précédées entre 2006 et 2022 : « Tu es » présentée au musée d’Art moderne de Céret et « Records de Vida » au Taller 13 à Ille sur Têt, en hommage au fils disparu.
Deux lettres apparaissent sur l’ensemble des œuvres, (TU : ce qui signifie TOI en catalan), elles s’adressent également à chacun d’entre nous, nous renvoyant à notre propre vécu, à notre passage ici-bas, au temps qui nous est compté, aux absents. Les photographies de bouquets en sont les témoins.
Les arbres symboliseront le socle : l’histoire familiale à travers l’arbre généalogique, les anciens qui ont vécu la Retirada, le chemin parcouru. Ils sont le corps qui souffre ; ils sont aussi le corps dans sa nudité, sensualité et pureté. Le tronc et les racines reliant passé et présent, ciel et terre. L’espace et le temps.
Les fleurs, recueillies dans les conteneurs et poubelles de toute la Catalogne Nord, présentes sur l’ensemble de l’exposition, donnent leur nom à cette dernière.
Les fleurs qui fanent, celles qui perdurent, sont le fil conducteur, elles ont la grâce et la fragilité dues à leur condition de fleurs et rappellent, comme les vanités, notre propre fragilité. Elles accompagnent les disparus et les vivants, et comme les arbres, font le lien entre deux mondes. Elles sont aussi d’une esthétique évidente.
Je cite Esteve Sabench: « Toutes ces fleurs sont des témoignages d’amour qui ont accompagné la perte d'un être aimé, et qui ont dit, pour un temps, éphémère pour les fleurs naturelles ou avec un sentiment de permanence pour les fleurs en plastique, l’amour ou l’estime d'une personne pour une autre... L’usure du temps a conduit les souvenirs endommagés (ou peut-être sublimés) à la poubelle. D’autres fleurs fraîches, viendront peut-être les remplacer, pour signifier la permanence du souvenir ».
Créer, redessiner les contours de sa propre vie ; ailleurs, donner corps. Parce qu’il n’y a pas de mots pour l’indicible, c’est à travers ce travail plastique qu’un autre travail se fait. Les deux intrinsèquementliésparlent de la perte, du deuil, de la douleur, du désarroi, du lien indéfectible. De l’amour. Un travail bouleversant et nécessaire.
Y. Erre-Serra, 19/10/2024
Inauguration de l'exposition "Temps de flors"
Temps de Flors d' Esteve Sabench, TU et débris du deuil.
"On a tellement l'habitude de conjuguer les puissances des pratiques plastiques contemporaines, avec certaines exuberances factices, subversions gratuites, formalismes abscons... qu'on en oublierait qu'elles peuvent puiser leur force dans un digne et austère entêtement pour lequel il est difficile de garder l'œil sec.
L'artiste catalan Estève Sabench perd son fils dans un accident de la circulation début des années 2000.
Point de prière, point de spectre, juste la matérialité prosaique d'un geste. Celui de déposer des fleurs naturelles ou synthétiques sur une tombe. Une constellation de mains pour un seul geste : celui qui honore ce "tu" qui s'est tu. Honorer l'autre et son silence. Esteve Sabench sillonne les bennes jouxtant les cimetières de La Catalogne-Nord, et avec les déchets de nos tristesses, recompose patiemment le corps du fils perdu. Avec peinture, paraffine, encre, enduit, terre, toile, bois mais aussi rapport de gendarmerie et vanités, l'œil se bute à ce TU autre et mutique, mais aussi à ce TU prononcé "tou" en catalan, qui peut être donc TOI.
Estève Sabench n'esquive rien de cette perte, pas même lorsqu'au moment des ultimes mots clôturant le vernissage, ses pensées se tournent vers la communauté des parents endeuillés, y compris ceux de Gaza.
Esteve Sabench vit à Céret et a de nombreuses années durant, travaillé au musée d'Art Moderne, conjointement avec mme Joséphine Matamoros, Conservatrice en chef honoraire du Patrimoine des musées de Céret et de Collioure.L'installation du plasticien proposera un travail autour de la perte, du deuil, de la douleur, du lien indéfectible, du temps, de l'amour, de la vie. "Temps de flors" sera à voir du 19 octobre au 19 décembre inclus, du mardi au samedi inclus (fermé les 1er et 2 novembre).
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L'espace des arts est une galerie municipale qui accueille à l'année toute forme d'expression plastique.
Vitrine ou portail de l'art actuel (à travers la peinture, la photographie, la sculpture, etc),
elle a pour ambition de proposer gratuitement au public des expositions de qualité
en permettant aux artistes de présenter un large éventail de leur travail.